Des salades et des hommes

Beaucoup des légumes que nous mangeons n’ont pas eu le loisir de rougir ou mûrir sur pieds dans un jardin potager. L’heure est désormais à la culture de masse dans des serres-hangars, où les salades poussent hors sol et sous lumière artificielle, dopées aux engrais. Il faut bien contenter le plus grand nombre. Les temps changent, n’est-ce pas? Cela semble être le cas de la culture artistique aujourd’hui où les grandes institutions culturelles semblent gagner du terrain sur l’initiative individuelle. S’il y aura toujours de merveilleux petits jardins secrets, des fermes préservées, la culture intensive, l’élevage intensif, deviennent majoritairement la norme. Il en va de même pour ce que j’appellerai donc : l’art intensif.

Je parle de ça : « En France, la culture a été marquée à partir des années 1960 par un processus d’« institutionnalisation », entendu comme l’importance croissante des institutions et acteurs publics dans ce domaine et la structuration des politiques publiques afférentes. L’activité culturelle semble aujourd’hui, en France comme ailleurs, de plus en plus imprégnée par le caractère marchand du bien ou du service qu’elle produit. »

« Le travail dans les institutions culturelles » par Celia Bense Ferreira Alves et Frédéric Poulard

L’artiste est mis en boîte, étiqueté, et le public, cette formidable entité gazeuse en pleine expansion, est dirigé, et le savoir qu’on lui destine pré-digéré. L’usage collectif de l’art, la « marchandisation », le grand fourre-tout médiatique, vomissent tous les jours des tonnes d’informations sur ce qu’il faut avoir vu, ce qu’il est souhaitable d’admirer. Et on se selfie devant, on se presse aux expositions-évènements pour pouvoir dire qu’on a utilement passé son dimanche, on râle de ne pouvoir photographier les grandes œuvres au Louvre…bref, on fait ses devoirs de culture artistique (et les musées quelques bénéfices en vendant des gadgets à l’effigie de leurs pièces maîtresses).

© Photo Marc Wathieu. Notez sur cette photo le regard du public attiré par les dorures !

Il y a les classiques (artistes et prescripteurs) qui ne prêchent qu’aux convaincus les bienfaits de l’Histoire de l’Art, et vivent très bien de leur culture muséale, murmurant entre les murs immaculés, entre gens initiés. En face, on trouve des modernes (artistes et prescripteurs) à la recherche d’originalité qui finissent par tomber dans leurs propres excès, flirtant avec les limites, les tabous, cherchant finalement plus à marquer leur identité, leur territoire, faire révolution plutôt que sens. Deux mondes qui vivent en parallèle sans vraiment se côtoyer, quelques passerelles cependant (par exemple J.Koons à Versailles), mais sont-elles vraiment efficaces?
Plutôt que chercher à attirer l’attention par un trop plein de publicité, il est nécessaire d’éduquer voire aiguiser le regard du public, et permettre à chaque individu d’accoutumer son regard, appréhender la nouveauté, prendre goût à l’analyse, chercher à comprendre. Le ‘public’ n’est pas une manne à accaparer, mais une somme d’individus en quête de lumière.

L’apprentissage est indispensable, car il ne suffit pas de libérer le regard comme on libère la parole, on voit ce que ça donne sur les réseaux sociaux, en politique. Chaque individu doit, pour prendre sa place, oser avancer sans attendre qu’on lui tende la main, faire de son mieux pour apprendre le goût (le bon et le mauvais), se faire une idée des choses, regagner son propre libre arbitre, ne plus avoir besoin de suivre les lignes toutes tracées, hors des circuits pré-établis par les institutions, par le ministère de la culture, par les vedettes médiatiques, les leaders d’opinions, en dehors des sentiers battus, hors réseau, et regarder l’art où il est : partout où il y a de la vie. Pousser de nouvelles portes (celles des galeries ne sont pas réservées aux acheteurs), et les laisser ouvertes, ouvrir des livres et les faire passer aux suivants. Faciliter la transmission des savoirs : voilà un boulot pour les institutions.


Sources :

Photos : The World’s Largest Indoor Farm http://inhabitat.com/the-worlds-largest-indoor-farm-produces-10000-heads-of-lettuce-a-day-in-japan/

Jeff Koons : Balloon Dog (Magenta) Versailles, 2008 : https://www.flickr.com/photos/marcwathieu/3053348849

A propos de A. Leonelli 22 Articles
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